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Pascal Leroux, nécessité de l'accident


Au dernier étage de l'une des deux tours jumelles, une salle de projection proposait au touriste une visite de Manhattan en hélicoptère virtuel. Une cinquantaine de sièges, montés sur une structure mobile face à l'écran, basculaient de droite à gauche, au gré des fluctuations de l'image vidéo, à grand renfort de bruits de pâles couverts par d'emphatiques commentaires enregistrés. Un jour, un intrus pénétra dans la salle en poussant la porte de sortie, déclenchant immédiatement l'arrêt de la machine qui suspendit les deux voyageurs présents, attachés à leurs sièges, au beau milieu d'un virage vers l'empire State building. "Hey ! you stop the show !" s'emporta l'employé de l'étage panoramique qui fit sortir prestement l'importun, non s'en s'excuser de cet accident "désillusoire" d'hélicoptère auprès des passagers. La lumière s'éteignit à nouveau, le spectacle pouvait reprendre.
Pascal Leroux n'était pas à New York ce jour là. Mais, lui qui déclare que "l'accident d'avion a été inventé avec l'avion" peut raisonnablement figurer sur la liste des jeunes artistes suspectés de vouloir attenter au virtuel. Car, lorsqu'il dresse un "piège pour le réel" revendiqué "Ennemi de l'état" (Ennemy of the State, installation, 2000), il ne recours à aucune technologie sophistiquée. Une tapette à souris, un punching-ball, un ballon rouge à la Roman Signer qui signale toujours l'imminence d'une explosion* et, bien sur un spectateur piégé par son passage qui déclenche une bande son où le larsen tient lieu de commentaire... attentat "low tech", économe en moyens, qui révèle, par la pénétration dans un espace accidentel une réalité surprenante mais certainement pas extraordinaire, faite de mouvements , de sons, de souffle, d'événements élémentaires. Espace ou zone "acciderogène", génératrice d'accidents pour autant qu' accidere le permet, dans une étymologie latine où la chute se présente comme archétype. Cadere, choir, cadavre, décadence... Occident. L'événement est chute. Silence. On tourne en super huit et en vertu de lois de la gravitation qui littéralisent jusqu'au petit désastre microscopique de la goutte d'eau ou du robinet (chutes d'eau, 1996). Newtonien en apparence et "Signérien"de conviction, Pascal Leroux expérimente sa propre loi de la gravité, impliquant une perception pleinement esthétique de ce paradoxe philosophique qu'est la nécessité de l'accident.
La subjectivité du spectateur, convoqué en faux témoin de laboratoire, s'immisce alors et avec elle, la relativité. Mais dans une épistémologie proverbiale où tant va la cruche à l'eau...
Nouvelle dimension : l'attente, l'épreuve de la nécessité, suspension de l'entropie, devant ces bocaux de verre posés sur de fine lattes de bois qui se remplisse au goutte à goutte jusqu'à -probablement- venir se briser au sol. Et même si "l'étendue d'eau" est toujours "donnée avant sa chute", cela n'ôte en rien au caractère unique de l'événement, matérialisé par les incidences auditives d'une réaction en chaîne où l'eau anime un levier qui provoque à son tour de petites percussion métalliques (L'étendue d'eau donnée avant sa chute, 1997). Dans Le bond de bonne heure ou le saut du tréteau (1997), un petit moteur à rotation déplace le poids d'un seau autour d'un assemblage précaire fixé à un tréteau. Basculant régulièrement pour réaliser une action inutile (insérer un seau dans un autre) il rappelle qu'il faut se lever tous les matins très tôt pour aller travailler, même pour l'art. Mécaniques futiles de la gravité, ces dispositifs éphémères et fragiles interrogent aussi les notions d'efficacités instrumentale et de rendements. Figure récurrente depuis Tinguely au moins, la machine devient autotélique, confrontant la performance de la technique -au sens artistique d'action faite art- à la mesurable performance technique. La mécanique intellectuelle de cet ancien trompettiste est au diapason : adoptant par exemple les méthodes de la médecine expérimentale du XIXème siècle de Claude Bernard, Pascal Leroux en détourne la visée de vérité. Absurde ? A condition de ne pas voir que le sens se trouve tout autant piégé que le non sens dans les évidences mises en procès par l'artiste.
Si les grands récits sont perdus et les utopies en vacances du côté de nulle-part, l'anodin, l'infime, "l'in film"se charge de la narration, fût-elle celle du défilement même de la bande super huit. Mais pas à la manière du cinéma structurel des années 1970. Sur des terrains parfois labourés par la création contemporaine, Leroux ne déconstruit pas : il assemble, il bricole, sur ses tréteaux, flirtant avec l'esthétique des origines du cinématographe. L'arroseur arrosé par son dérisoire : c'est un peu ce que raconte "l'eau parleur" (1997), quand le son d'une voix dans un aquarium brouille l'image de la bouche qui parle. Un usage de l'image aux antipodes d'un futuroscope. "Rétroscope" plutôt, renvoi de la vision à sa fabrication d'atelier, à son immaturité médiatique. Buster Keaton, notamment, est sollicité, mis en boucle et projeté en des travellings paradoxaux (Buster suite : travelling horizontal pour descente verticale ; (Re)travelling. ). Le mouvement du dispositif de projection, sur un chariot où en voiture, vient ici contredire ou mettre au carré le mouvement originel du tournage, conférant un nouveau sens à l'action filmée, vouée à l'inexorables d'une répétition : descente d'escalier, course... chute. La représentation s'accidente, sans doute, mais non en suivant les travaux de nombreux vidéo-performeurs sur la simultanéité ou la coïncidence entre diffusion, enregistrement et action, qui souvent a noué les conditions d'une nouvelle présence dans le média, court-circuit de la distanciation spectaculaire.
A l'instar de Roman Signer, Pascal Leroux se présente plutôt comme un "déclencheur". Une performance première, comme dans le "basculeur" (2000) ou P.O.C : Parcours à Obstacle Cinématographique (2001) constitue le matériau d'une nouvelle mise en situation. Leroux y travaille les symétries entre tournage et projection, se met par exemple en danger entre les obstacles de P.O.C,trois caméras suspendues qui se meuvent latéralement en cisaillant l'espace, pour ensuite en restituer le rythme sur trois écrans fixes. Avec le basculeur, cependant le déséquilibre devient obsédant. Non sans rapport avec un Pierrick Sorin mais moins identifié que cet autre artiste Nantais d'origine, l'artiste se retrouve balloté à l'intérieur d'un téléviseur monté sur un mécanisme à bascule. Balancé de droite à gauche, son image semble victime d'une machination télévisuelle. Piège pour le virtuel : qu'est-ce qui crée l'illusion dans cet assemblage de déplacements corporels, d'images et de moteur ? Le va-et-vient de l'écran très passif, ne fait que se conformer au mouvement réel du tournage, que l'artiste accompagnait lui-même en mimant le déséquilibre. Quant au spectateur, immobile, rendu à son regard critique, il ne suit pas le dispositif de diffusion. Libre à lui d'entrer en coïncidence avec l'artiste, et non avec l'image dont il apparaît comme le contrepoids subjectif. Derrière ces "petits spectacle amusants" Pascal Leroux organise ainsi des attentats pudiques, accidents hypothético-déductifs intentionnels qui menace avec candeur une société du virtuel et de l'assurance. Parfois, le spectacle cesse quand démarre le basculement.


David Zerbib


(*) : cf les "actions" de Roman Signer, filme 1975-1984 et filme 1984-1989, vidéo VHS, éditions Vexer Verlag, production : Art:concept, Paris

 

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